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Échange de lettres

Notes

Frédéric O. Sillig



1960
Je suis tombé dedans quand j'étais petit ; il ne s'agit point d'une potion quelconque mais simplement du monde du jazz qui rythme chacun de mes gestes et chacune de mes respirations depuis sept interminables années. À l'affiche, cette semaine de février 1960, un film de Bert Stern et Aram Avakian, qui relate quelques passages d'un festival mythique, celui de 1958 : « JAZZ AT NEWPORT ». Mes 14 ans me donnent droit qu'à la Belle au bois dormant, 20 000 lieues sous les mers, Peter Pan et quelques autres bluettes, sinon l'accès aux salles de cinéma est interdit aux moins de 16 ans. Pour moi le visionnage de ce film relève de l'évidence, de la normalité, de l'axiomatique euclidienne. Le franchissement de ce passage obligé demeure problématique d'autant plus que cette époque ultra censoriale 01 exacerbe le zèle des ouvreurs pour débusquer les documents d'identité retouchés et les fausses moustaches. Un zèle largement aiguillonné par celui de la maison poulaga dont le repaire municipal est situé juste en face de la salle qui nous intéresse. Autant de stratagèmes saugrenus et maladroits qui ne sont donc surtout pas à envisager. Saisi de la charge de la résolution de l'énigme, mon père revient en fin de journée, comme à son habitude, sans mot dire, mais nanti d'une réponse crédible à mon embarras. Le recours à une influente relation de mes parents conduit alors avec fermeté – sans manquer d'une certaine élégance – le directeur du cinéma à proposer de me faire visionner le film en cabine de projection au travers d'un hublot inoccupé, et coiffé d'un casque audio, doté de la remarquable monophonie de 1960. Mes quelques antécédents en matière d'arts martiaux légitiment aussitôt une paternelle adhésion à cette séduisante proposition en dépit de la très visible inversion du personnage. Un citoyen qui n'a par ailleurs nullement hésité à baptiser « Bagatelle » la bonbonnière attenante au cinéma, qui désormais fait office de tea-room favori à toutes les bourgeoises allurées de la région.
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Sur l'instant, j'ai bien aimé regarder ce film malgré ses innombrables défauts dont j'ai pu analyser l'ampleur quelques années plus tard. L'alternance des plans musicaux avec des images de l'America's Cup 58 02 y auraient pu être intéressante si elle avait évité les plans de coupe au beau milieu de la continuité d'un chorus ou l'intensité d'un phrase d'un instrumentiste prestigieux. Par ailleurs les réalisateurs du film semblent avoir sciemment réservé la primauté du spectacle à des artistes (blancs) de seconde zone, alors que les trois plus illustres impresarios et critiques de la spécialité 03 avaient programmé, à l'occasion de ce festival, la production sur scène des plus importants musiciens de jazz de l'époque 04. J'ai tout de même pu entrapercevoir Louis Armstrong, Thelonius Monk, Diana Washington, Ray Charles, Mahalia Jackson et aussi, brièvement, Buck Clayton avec lequel j'ai eu l'immense plaisir de jouer sept ans plus tard.
Quoi qu'il en soit, le directeur de cet établissement doit être chaleureusement remercié de m'avoir donné la possibilité d'assister « légalement » à ce spectacle dans la parfaite inconscience de ma « modeste » participation – 12 mois auparavant – à la frasque juvénile qui devait le ridiculiser à la une de la feuille de chou locale.

Le film lauréat 1958 de la palme d'or à Cannes est enfin programmé ici, en cette fin janvier 1959, qui plus est dans la même salle, comme indiqué plus haut, sise exactement en face de l'unique poste de police de la ville. La corniche qui surmonte les portes du cinéma arbore fièrement le titre du chef d'œuvre de Mikhaïl Kalatozov 05 à l'aide de grandes lettres métalliques blanches, amovibles et coulissant sur un rail devant un fond noir :

« QUAND PASSENT LES CIGOGNES ».

Une situation qui ne peut pas vraiment demeurer indifférente à l'esprit pubère de certains godelureaux dont je fais partie. Seul un escabeau de ménage est nécessaire à la réalisation de l'inéluctable entreprise. Un échange rapide et discret de deux lettres pour célébrer la gloire des voisins d'en face :
Un « G » est retiré et le « I » remplace maintenant le deuxième « A » de la sentence.
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rquad.jpg   FOS © 3 août 2019

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[01]  L'année précédente, l'excellent film « Les Tricheurs » de Carné a été ici tout simplement interdit de projection à sa sortie, pour être autorisé quelques mois plus tard aux personnes de plus de 20 ans.  [ retour ]
[02]  L'America's Cup  WIKIPÉDI  [ retour ]
[03]  George Wetn, John Hammond, Leonard Feather  [ retour ]
[04]  Le programme complet du Festival de Newport 1958 en PDF, ici  [ retour ]
[05]  Mikhaïl Kalatozov  WIKIPÉDI  [ retour ]

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